LA CAMOMILLE ET SA FAMILLE...
Nous regardons souvent les plantes, de trop loin, sans les voir ; nous les regardons aussi parfois de trop près, sans les voir non plus … Nous croyons les connaître parce que nous connaissons leur nom, ou leur aspect physique ou leurs vertus thérapeutiques…Les plantes nous accordent ce que l’on attend, depuis toujours, mais les avons-nous réellement rencontrées ?
Si nous nous sommes arrêtés devant l’une d’entre elles, l’avons-nous observée avec distance en analysant « l’objet » à l’aide d’une loupe ; ou notre regard s’est-il fait vivant, sensible, pénétrant ? Et si nous l’avons touchée, l’avons-nous laissée nous toucher ? Avions-nous la parole preste et les mains pleines qui ne peuvent plus accueillir? Ou étions nous silencieux avec les mains ouvertes qui reçoivent et s’émerveillent ? Et si nous nous sommes laissés pénétrer par son parfum, sommes-nous restés avec nos sympathies ou antipathies ou avons-nous écouté l’histoire de la plante, l’histoire de son ciel et de sa terre ? Avons-nous été jusqu’à la goûter, liant sa substance à la nôtre ?
Qu’avons-nous reçu ? Des détails, des caractéristiques précises nous permettant de la décrire, de la nommer, de la différencier ? Par une pensée imaginative, avons-nous pu accéder à la vie qui se métamorphose en elle, qui lie et relie les parties au tout, les feuilles à la fleur, la plante à son environnement ? Nous a-t-elle inspirés, par son geste, sa couleur, son parfum ? Que nous a-t-elle livré de son histoire, de sa famille et de son règne ? Et n’avons-nous pas recueilli une intuition soudaine, comprenant que non seulement les plantes nous racontent leur histoire mais nous enseignent notre histoire... A travers leur forme, leur processus, elles nous montrent l’Homme depuis la nuit des temps. Elles sont le miroir de l’Humanité…
Voici une histoire contée par les composées … elles ne m’ont pas laissé décrire la camomille comme je le souhaitais, elles m’ont demandé de partir de plus loin et de parler de leur famille. Alors je les ai écoutées … on n’écoute pas souvent les plantes... j’ai ouvert les mains et je leur ai offertes…
L’enfant relié à sa mère, regarde son père, ébloui.
Le printemps est à peine éclos, les prairies grasses rayonnent de soleils … ils ne sont pas Un mais des dizaines… Couvés tout l’hiver dans le sein de leur mère, gorgés de vie et de lait, les pissenlits miment l’astre solaire. Ils s’épanouissent à la lumière, se dissimulent sous la grisaille. Dans un geste un peu gauche mais prometteur, ils entonnent l’histoire de leur grande famille … recomposée ? …composée …. Un pissenlit est une multitude de fleurettes qui s’apparentent à s’y méprendre à des pétales : les ligules. Ensemble elles composent une fleur unique. Les crépis, calendula ou chardons, tous membres de la famille se reconnaissent à cette harmonie communautaire et à leur affinité, presque toujours, avec la lumière… Bientôt, les fruits sont mûrs. Ils ne sont plus réunis sur un plan , comme ils l’étaient à l’origine, mais unis en un point, au centre d’une sphère céleste. Le pissenlit a grandi et grandit toujours, il peut maintenant se disperser à tout vent … il s’accorde parfaitement à sa famille féconde en genres et en nombres, conquérante des grands espaces. (1)
Trouver son centre pour rayonner.
Au petit matin frais, sans bruit, la pâquerette ouvre ses ligules blanches et dévoile son foyer : une centaine de tubules dorées comme des alvéoles pleines. Elles contiennent la terre et le ciel, une vie future. Alors, chaque soir, avec précaution, la pâquerette recouvre son cœur de ses pétales. Sa grande cousine la marguerite, bien que radieuse, ébauche le geste mais ne peut l’achever tout à fait… quant à la petite camomille, elle trouble à sa manière l’ordre des choses. Elle danse avec le soleil comme ses cousines mais s’ouvre à l’obscurité, la coquine … La noble et discrète achillée sait que le sel de la terre conduit vers une vie plus longue et fertile.(2)
Se réaliser, l’aspiration à la lumière.
Le soleil est au pinacle, les feux de la Saint-Jean se consument, les blés embrasent les talus. Le vert-prodigue retient sa course, se concentre… l’idée peut se manifester. Dans le bleu du ciel, les fleurons de l’anthémis sont tellement denses que le cœur de la fleur s’arrondit et condense le soleil dans la matière. Le calendula, dans un oranger vibrant, éclaire la terre et l’humide, l’arnica loue la lumière à son apogée. L’inspiration est lumineuse, tout est couleur, forme, symphonie bourdonnante et parfum. Les centaurées prédisent l’arrivée des chardons en abandonnant les ligules. Elles dévoilent des tubules aérées, diaphanes, ouvertes au cosmos, exhaussées par leurs bractées. (3)
Le travail intérieur, le grandissement de l’être.
Mais le feuillage de la bardane ne peut se soumettre ; ses fleurs martiales longtemps cloitrées émergent, canalisées, comme pour une croisade. Pourtant, sous l’exigence de la chaleur, le vert-foisonnant doit s’incliner, il se tourne vers l’intérieur. La laitue du plumier et la chicorée ont acquis la structure, la rigueur, elles sont jalonnées de fleurs qui reçoivent les nues. Leurs ligules ne se tournent plus vers la terre comme celles du pissenlit replet de lait maternel, elles portent le cinq avec droiture et modération. Et lorsque le soleil au zénith décline, elles s’unissent au mouvement de l’astre et s’éteignent avec humilité. Les cirses et les chardons, écorchés vifs, dévorés par un feu intérieur, ne peuvent plus étancher leur soif dans un monde de matière et ramènent à la conscience, celui qui les approche, sans ménagement.(4)
Mourir à soi-même, renaître, mettre au monde
Mais derrière les feuilles vives de l’Echinops, le long de ses tiges, se découvre une douceur presque irréelle. La blancheur qui s’élève nous raconte les cycles de morts et de renaissances qui mènent à la communion de l’être et de l’univers. Les yeux se ferment, le silence habite, l’écoute accroît l’espace qui se forme, la sphère céleste, la Terre d’Echinops peut se matérialiser. Elle n’est pas composée d’un capitule mais de plusieurs dizaines. Chacun contient une fleur verticale, une étoile à cinq branches, un individu unique, centré en lui-même, ouvert au cosmos. La matière qui recueille l’Esprit devient sacrée et les unités ainsi rassemblées forment une unité plus grande encore… (5)
Retour à la terre.
Le soleil poursuit sa course descendante. L’eupatoire expose ses stigmates, sa floraison comme celle du solidage semble se dissoudre dans l’espace : l’idée retourne au cosmos. De nouveau les feuillages s’abreuvent de l’eau de la terre, les parfums ne sont plus éthérés mais se déposent un peu lourds et enveloppants… Les capitules sont nombreux mais se séparent les uns des autres … l’armoise, la tanaisie… le soleil n’est plus à son apogée, la terre inspire, rappelle la vie en son sein. Les pissenlits d’automne ne sont plus très loin.
Au fil des saisons, les composées nous racontent les enfants que nous sommes ou que nous accompagnons, notre chemin de vie, nos vies passés, nos vies futures... nous pouvons nous reconnaître dans leur geste, dans leurs cycles, leurs couleurs, leurs parfums. Nous pouvons y voir notre aspiration à la lumière, les éclaireurs qui nous guident , notre besoin de nourriture terrestre et céleste, la sensibilité à notre environnement, notre capacité à nous centrer, à protéger notre entourage, à nous élever, notre aptitude à expérimenter et rayonner, notre besoin de nous réunir, de nous différencier, de nous réaliser. Elles nous parlent de l’exigence du travail intérieur, des renoncements, des mises en lumière, des mises en commun et des mises à l’épreuve … et de la persévérance qui porte ses fruits, des fruits uniques et rassemblés.
(1)La famille des Astéracées anciennement dénommée Composées est une des plus nombreuses avec plus de 20000 espèces. Elle a pu conquérir la plupart des espaces de la planète. Chez les Astéracées, on observe trois formes de fleurs : les liguliflores comme le pissenlit formées de fleurons ligulés (en forme de pétales) à tendance rayonnantes ; les tubuliflores comme les cirses ou chardons sont formées de fleurons tubulés (en forme de tubes) , dressés, verticaux ; la forme radiée comme les pâquerettes ou l’ arnica regroupe en une inflorescence des fleurons tubulés, au centre (le cœur de la fleur), et des fleurons ligulés, à la périphérie (les pétales de la fleur). Le capitule est le réceptacle de bractées sur lequel repose les fleurons. Les fleurons portent le chiffre 5 dans leur structure.
Les pissenlits possèdent du latex dans leur racine et pédoncule (tige qui porte la fleur). Ils s’ouvrent au lever du soleil, se ferment en fin d’après-midi ou lorsque le temps est pluvieux, nuageux, sans lumière. Les liguliflores sont particulièrement sensibles aux influences du cosmos.
D’abord croître… puis se multiplier « Croissez et multipliez-vous » (Genèse, 1, 28 ; Genèse, 9, 7). Le pissenlit continue de s’élever jusqu’à la fructification (pour la plupart des végétaux, la croissance s’arrête à l’arrivée de la fleur). L’ovaire de chaque fleur donne un fruit sec (akène) dans lequel est contenu la graine. Chaque akène est surmonté d’un pappus, une petite aigrette en forme de parapluie inversé, qui permet une dispersion optimale par le vent.
(2)Les tubules sont les fleurons centraux des formes radiées. L’achillée est une plante vivace (alors que la camomille est une annuelle, moins pérenne). Ses ligules demeurent ouverts toute la saison. Elle n’est plus dépendante des mouvements du soleil, des rythmes jour/nuit, elle les a comme intériorisés. Elle se saisit des forces de terre et de silice qui résonnent avec la lumière cosmique pour s’élever et se structurer. Elle se développe avec vigueur. Elle restructure les sols dans lesquelles elle croît.
(3) C’est le solstice d’été. Depuis le printemps jusqu’au début de l’été, le pôle végétatif des plantes s’est développé diligemment. Les feuilles sont pleinement formées, les feuillages sont denses, parfois exubérants, le vert prédomine. A partir du solstice, on observe un changement imperceptible, les verts deviennent plus sombres, profonds ; la croissance végétative ralentit et laisse apparaître une grande diversité florale, des couleurs plus intenses. Une autre vie a pris forme.
(4) La bardane a un feuillage très développé. A l’inverse, son inflorescence est retenue, elle se forme à l’intérieur des bractées qui constituent un vase clos. Les fleurons jaillissent par un orifice étroit concédé par le réceptacle. C’est une plante biannuelle, reliée au rythme et à l’impulsion de Mars.
Au milieu de l’été, sous l’effet de la chaleur et de la lumière, après le ralentissement de la croissance végétative au moment du solstice, on observe comme une rétractation, une contraction des feuillages, un resserrement du pôle végétatif des plantes. Les tiges des chicorées sont très structurées, rectilignes, sèches et rudes en contraste avec des fleurs fragiles et bleues mais elles aussi formées et découpées avec rectitude. Les chardons poussent dans un environnement de sécheresse et de chaleur, le sol peut-être desséché, dénudé. Leurs fleurs sont uniquement tubulées et s’élèvent vers la lumière, leurs feuilles se rétractent en épines. Et qui s’y frotte, s’y pique !
(5) La tige de l’échinops et le dessous des feuilles sont blancs dans plusieurs espèces, recouverts de poils très fins et doux. L’Inflorescence de l’échinops est un capitule de capitules.
Et la camomille…
Fin mai, la frêle camomille regarde religieusement l’Ascension du soleil, ses ailes sont encore repliées, froissées par la nuit passée. La bourse à pasteur en est toute énamourée. Les blés pas encore mûrs sont teintés du rouge des coquelicots, déflorés par les bourdons tapageurs qui, tout à leur joie, composent un récital pour basson. Les miroirs de vénus sont complices…
L’alouette traverse le grand bleu de son chant tirelire, les bleuets sont colorés du ciel. Dans l’éclat du jour, les petites camomilles font virevolter leurs jupes blanches, elles sentent bon la pomme. Leur cœur est chaud et rond comme les soleils d’enfant et sécrète une essence bleue. Leur feuillage est finement découpé, ciselé par la lumière mais garde la fraîcheur et la rondeur d’une eau limpide. Rien ne s’enflamme, tout et paisible. Le randonneur s’assoit, soulage ses articulations douloureuses, plonge dans la douceur de l’enfance.
La camomille est matricaire, une matrice butinée par les abeilles. Ses tubules s’ouvrent de la périphérie vers le centre et dessinent un ventre de plus en plus arrondi. Elles acheminent le nombre d’or et engendrent la vie. Ce ventre est porteur de la voûte céleste, d’une coupole. Aucune autre camomille ne possède cette chambre consacrée, c’est en cet endroit qu’elle dissimule sa signature : elle soigne les ventres des femmes… les ventres de femme aux règles douloureuses, les ventres de femmes bafouées, les ventres enflammés, les ventres qui vont mettre au monde mais aussi les ventres gonflés d’air qui soufrent de spasmes, les ventres d’enfants qui ne peuvent pas dormir… car la camomille est veilleuse de nuit, petite lumière douce qui n’a pas peur du noir…Le jour où elle s’éteint, avant de retourner à la terre, elle ne lève plus ses ligules, ne s’encombre pas, s’allège pour accompagner comme au mois de mai l’Ascension du soleil.